Pour les générations à venir par Louis Doucet

Moins de trois semaines avant le premier vernissage de l’exposition Les Choses importantes à Trappes, Gilles Guias continue le travail d’ateliers artistiques dans les écoles de la ville.

Transmettre aux nouvelles générations et sensibiliser les jeunes aux univers artistiques est une urgence dans notre société.

Louis Doucet nous propose ici un texte sans concession à ce sujet.

« L’art n’est pas une activité élitiste réservée à l’appréciation d’un nombre réduit d’amateurs, il s’adresse à tout le monde. »

Keith Haring (1)

Lecteur, si tu penses que les œuvres d’art sont des ornements inutiles dont on pourrait fort bien se passer, arrête ici ta lecture, car le reste de ce texte t’indisposera inutilement. De même, si tu crois que l’artiste contemporain n’a pas le devoir de s’exprimer sur le monde dans lequel il vit, fais-en de même, car ce qui suit ne te concerne pas…

Un des arguments souvent employé contre l’art contemporain, que ce soient des productions musicales ou plastiques, est qu’il est élitiste. Cet argument est sans re-cours, car quiconque essaie de le contredire est, ipso facto, classé dans la catégorie honnie des élites. C’est pour cela que cette qualification a été utilisée par tous les régimes totalitaires, de droite et de gauche, pour discréditer leurs opposants. On pourrait facilement rétorquer en citant Cioran : « Dès que quelqu’un me parle d’élites, je sais que je me trouve en présence d’un crétin. »(2). Ou bien, dans un re-gistre moins direct, Maurice Martin du Gard : « La pire des décadences n’est point celle qui naît d’un excès de raffinement dans une élite, mais de vulgarité et de la méchanceté générales. »(3)

Force est de constater que cette accusation d’élitisme n’est pas uniquement le fait de personnes penchant pour des solutions extrémistes mais peuvent venir de bons citoyens, profondément démocrates, qui se sentent désarçonnés devant certaines productions plastiques ou musicales contemporaines. Et ces personnes ne sont pourtant, sur la plupart des autres sujets, ni des crétins ni vulgaires ou méchants.

Il faut donc chercher ailleurs… Dans notre système éducatif…

Si, écolier, je ne comprends pas les règles d’accord du participe passé ou les sub-tilités de la règle de trois, un professeur des écoles prendra le temps de me les ex-pliquer et s’assurera que je les ai bien comprises. Si, collégien, je n’arrive pas à assimiler le processus de résolution de l’équation du second degré, un enseignant dé-ploiera son zèle pour s’assurer que je le maîtrise. Si, lycéen, la poésie de Villon, Mal-larmé ou Char me semble hermétique, un autre professeur s’efforcera de m’en ou-vrir les portes de la compréhension. En revanche, si, à quelque étape que ce soit de ma formation, je ne comprends rien à la musique ou à l’art moderne ou contempo-rain, personne ne viendra à mon secours.

Ce phénomène est bien français. J’ai été, moi-même, élève du secondaire dans un établissement scolaire allemand, dans le cadre de la mise en œuvre des accords De Gaulle-Adenauer. L’enseignement traditionnel de l’histoire y était, pour des raisons évidentes, proscrit au profit de celui de la germanistique, essentiellement basé sur la compréhension des grands mouvements littéraires, musicaux, architecturaux et pic-turaux du monde germanique, des origines à l’époque contemporaine. Peu de risques que les élèves ainsi formés, aujourd’hui devenus grands-parents, ne tombent dans le panneau de la propagande contre un nouvel Entarte Kunst, thématique déve-loppée, sous un autre emballage, par des formations extrémistes de tous bords en France. Il en est de même en Belgique, où l’émergence d’une nation date de moins de deux siècles. L’enseignement y déborde donc très largement le cadre national et donne une grande place à l’histoire des arts. Pas étonnant que ce pays regorge de collectionneurs d’art contemporain et que ses musées, salons et galeries proposent une vision ouverte, variée et vivifiante sur la création de notre temps.

En France, nous sommes victimes de la richesse de notre histoire, de l’ancienneté de notre unité nationale, d’un centralisme qui fut salutaire en d’autres temps mais l’est moins de nos jours, de crispations identitaires irrationnelles et d’un environnement sclérosé qui voue à l’échec toute tentative d’évolution de notre sys-tème éducatif.

Que faire alors ?

Si, lecteur, tu m’as suivi jusqu’à ce point, c’est que tu es convaincu que les arts plastiques contemporains méritent mieux que la façon dont ils sont aujourd’hui traités. Nous savons malheureusement qu’il ne faut rien attendre de gouvernements – toutes étiquettes politiques confondues – qui, en matière d’art et de culture, ne gèrent que des situations de crise et manquent cruellement de vision stratégique. Les pressions des intermittents du spectacle, les revendications des musiciens d’orchestre ou des fonctionnaires dépendant du Ministère de la Culture et de la Communication, le délabrement de pans entiers de notre patrimoine concentrent toutes les énergies, alors que les plasticiens, peu organisés, n’ont aucun poids dans la balance… Et puis, il faudrait que deux Ministres de notre République arrivent à travailler ensemble… Trop occupés à gérer leur pré carré, ils n’en ont ni le temps, ni le goût, et n’en voient pas l’intérêt… On en viendrait presque à regretter le temps de la IIIe République et de son Ministère de l’Enseignement et des Beaux-Arts…

Il ne faut donc rien attendre venant du haut. L’action est cependant urgente, puisqu’il s’agit de sensibiliser et de former les générations futures, avec des effets qui ne seront pas perceptibles avant vingt ou trente ans.

Des associations, des structures privées et des collectivités locales donnent l’exemple en continuant à organiser, contre vents et marées et, surtout, ce qui est très courageux quand ce sont des élus, contre la majorité de l’opinion publique, des expositions d’art contemporain. Dans un nombre croissant de cas, ces manifesta-tions sont accompagnées d’ambitieux programmes de médiation destinés, prioritai-rement, aux jeunes. Certes, d’aucuns continueront à arguer du fait que l’art de notre temps est tellement abscons qu’il ne peut pas être compris par le premier quidam venu. Cet argument est de pure mauvaise foi, car il en est de même de toutes les productions de l’esprit qui requièrent un minimum de clés pour les comprendre et les apprécier. L’unique différence, c’est que pour les arts plastiques, ces clés ne sont pas fournies par l’enseignement public et obligatoire…

Il suffit parfois de presque rien. Récemment, nos petits-enfants, âgés de six et cinq ans, fascinés par une affiche dans le métro, nous ont demandé de visiter le musée Picasso. Nos explications préalables ont été très sommaires : moins de cinq minutes, au point même d’oublier de mentionner que l’artiste était décédé, ce qui fit presque verser une larme à l’aînée quand elle le découvrit de façon fortuite. Les deux petits prirent un réel plaisir au fil des salles, le traduisant parfois en enthou-siasme sonore devant certaines œuvres. Alentour, les adultes semblaient s’ennuyer, comme s’ils avaient été forcés à se livrer à ce pensum, socialement valorisant pour leur entourage, mais sans réel intérêt ni curiosité. Une des discussions des deux en-fants, à voix haute, pour savoir si tel petit volume mural figurait une guitare ou une mandoline, suscita même l’intérêt d’un couple de visiteurs qui s’arrêtèrent devant ce qu’ils avaient jusqu’alors considéré comme un magma informe, produit d’un esprit malade. Ils leur avaient ouvert les yeux… J’ose espérer que le reste de leur visite en a été éclairée…

En 2012-2013, pour une exposition d’une partie de dessins de notre collection, à la Commanderie des Templiers de la Villedieu d’Élancourt, nous n’avions donné notre accord que parce que plusieurs centaines de scolaires devaient la visiter. Nous avions préparé des matériaux adaptés aux différentes classes d’âge, de la maternelle au lycée. Figuraient, dans la section consacrée au dessin américain contemporain, plusieurs œuvres de Peter-Max Lawrence, dont la suivante.

Anodin en apparence, ce dessin devient explicite quand on sait qu’il appartient à une série qui illustre la chanson Strange Fruit4 d’Abel Meeropol, immortalisée par Billy Holliday. Cette simple donnée suffit pour changer radicalement le comporte-ment du spectateur face à cette œuvre. Les suprématismes blancs s’en réjouiront, les autres, majoritaires, je l’espère, en tireront une saine horreur et les plongeront dans une réflexion sur les effets tragiques du racisme et de l’exclusion. Les ensei-gnants exploitèrent ce matériau pour leurs cours d’anglais et d’histoire… voire pour une leçon de morale5 improvisée…

Dans le même lieu, en 2013-2014, une exposition intitulée Mythes en abîme, con-frontait douze grandes toiles de Gilles Guias à des œuvres qui l’avaient inspiré, au-tour de douze grands mythes, de l’antiquité à l’époque contemporaine, de l’Europe aux Indiens Hopis, en passant par l’Égypte et l’Australie. Platon avoisinait les Beatles, les stars du télévisuel côtoyaient les aborigènes du bush… Pour faciliter la médiation vers des publics diversifiés, douze bornes tactiles avaient été installées, fournissant un important ensemble de données sur les mythes, leur environnement historique, géographique, social et politique, ainsi qu’une iconographie illustrant la façon dont chacun d’eux avait été abordé et traité par des artistes au fil des siècles. De l’aveu même des visiteurs, de tous âges, ils avaient appris des choses… Gageons qu’ils jetteront désormais un regard autre sur l’art de notre temps.

Plus récemment encore, la série d’expositions Les choses importantes, du même Gilles Guias, débute avec une importante opération de médiation avec les scolaires de Trappes-en-Yvelines. L’artiste, qui y a joué un rôle actif, a constaté combien l’exercice a incité les jeunes, de quatre à dix-huit ans, à réfléchir, à formuler des opinions et des avis en dehors des sentiers battus de la bien-pensance, des stéréo-types et des idées communément admises.6 Un des objectifs essentiels de l’art, n’est-ce pas ?

Louis Doucet, février 2016

 (1) Cité dans le catalogue de l’exposition Keith Haring – The Political Line, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, du 19 avril au 18 août 2013.

(2) In Cahiers 1957-1972.

(3) In Petite suite de maximes et de caractères.

(4) Southern trees bear a strange fruit,
Blood on the leaves and blood at the root, Black bodies swinging in the southern breeze, Strange fruit hanging from the poplar trees. Pastoral scene of the gallant south,
The bulging eyes and the twisted mouth, Scent of magnolias, sweet and fresh,
Then the sudden smell of burning flesh. Here is fruit for the crows to pluck,
For the rain to gather, for the wind to suck, For the sun to rot, for the trees to drop, Here is a strange and bitter crop. 

Les arbres du sud portent un fruit étrange
Du sang sur leurs feuilles et du sang sur leurs racines Des corps noirs qui se balancent dans la brise du sud Un fruit étrange suspendu aux peupliers Scène pastorale du vaillant Sud
Les yeux révulsés et la bouche déformée
Le parfum des magnolias doux et frais
Puis l’odeur soudaine de la chair qui brûle Voici un fruit que les corbeaux picorent
Que la pluie fait pousser, que le vent assèche
Que le soleil fait pourrir, que l’arbre fait tomber Voici une étrange et amère récolte !

(5) Pas encore au programme, à l’époque.
(6) Out of the box, disent fort bien les Anglo-saxons.