La main ouverte
(La transmission)
Mon cher fils,
mes paroles sont des échappées – échappées-belles, dirais-je si j’avais mon mot à dire – vers le passé, entendras-tu dire, comme une faille dans notre époque qui ne peut souffrir que sa propre fuite en avant. Moins qu’une faille, une fissure, une lézarde imperceptible pour celui qui refuse de s’arrêter.
Je pourrais concentrer mon amertume, exploser et te bloquer devant l’éboulis de mes colères, tempêter, appeler l’orage et me foudroyer, moi et mes mots, et n’avoir plus à t’offrir qu’un tas de cendres froides.
Je pourrais imposer ma Loi – quelle illusion ! – et n’être plus qu’un fardeau, qu’une souffrance, une manière de rester à demeure, en toi. Le couteau et la plaie, prompt et vive.
Pour éviter d’être pour toi un châtiment, le plus simple serait de fuir. Je t’abandonnerais au colosse, au monstre qui te sourit en te happant avant de t’avaler, tout en te laissant croire qu’il est, lui, l’offrande. Sois conscient que tu es la victime sacrificielle de la grande cérémonie quotidienne de l’adieu à tout ce qui ne demeure pas, tout ce qui s’oublie avant même d’être su. C’est-à-dire tout.
Je ne peux rien contre les Titans du jour sans lendemain qu’on a libérés du fond de leurs Enfers.
Cependant, je peux te voler un instant et lutter avec toi contre le vent, t’apprendre à t’arc-bouter pour marcher à rebours.
Sors un instant du torrent froid de l’époque. Accroche-toi, rien qu’un instant, au granit de mon témoignage, quitte à t’y blesser les doigts encore trop tendres. Rejoins-moi sur la rive. Le brouhaha des rapides pourra couvrir mes paroles par moments. Mais, il ne les emportera pas. Elles ne sont pas pierres qui roulent.
Juste un instant. Viens avec moi qui suis à tes côtés dans mon humilité et ma prétention d’homme, enivré par sa paternité. Traversons ensemble les dunes prêtes à s’effondrer où le plus convaincu des pas n’aura jamais la dureté du fossile. Ensuite, avec discrétion malgré notre marche soutenue, nous abandonnerons ces plages où même les vieillards construisent des châteaux de sable.
Nous trouverons refuge au fond d’une grotte connue de nous seuls. Je t’apprendrai en ce lieu à écouter l’écho infini de ton propre cri d’espoir qui résonne avec ceux d’autres fous déserteurs. Je t’apprendrai à tracer dans un crachat d’ocre l’ombre de ta main ouverte.
Philippe Menestret
G
Il faut le voir peindre. La main lègère. L’air de ne pas y toucher. A la toile. Son geste est beau. Pourquoi essayer de dire moins simplement ce que l’on voit ? Chacun y mettra la beauté qu’il veut, elle sera juste, adaptée à ce mouvement qui part de tout le corps, comme une révérence faite à la grâce. Qui part de l’âme. G. a une âme qu’il s’est forgée – c’est son secret – à l’origine au bord d’un fleuve loin d’ici. Inutile d’en dire plus, l’important n’est pas d’où il vient mais ce que sa peinture révèle, là où elle nous emmène. Et le plus important : ce que la peinture a fait de lui, ce qu’il fait à la peinture.
Il faut du temps pour comprendre l’effort qui afflue dans sa main. Certes, demeure dans cette main le jeune prodige qu’il a su ne pas épuiser. Mais, ce qu’elle projette ce sont des années de persévérance, les strates du travail accumulé comme un ciel d’Algarve un soir au mois d’août qui irise les jaunes, les bleus, les verts, les oranges, les rouges mêmes, sans les figer, sans les mêler.
Il faut du temps pour aimer la sérénité, la puissante légèreté de G. parce qu’au premier abord, et on sait combien marque la première impression, elles vous affligent, vous renvoyant à vos propres angoisses et à vos lourdeurs. Appareillage d’esclave du réel dont G. semble être totalement dépourvu. Il prend tout, même s’il sait éviter le pire, le mal, sans jamais subir, dirait-on.
Soudain, vous vous sentez calme. Quelle surprise ! C’est sa compagnie, sa présence réelles ou picturales qu’on se doit de remercier. Vous vous ressourcez à côté d’elles parce que vous sentez que G. ne cesse, n’a jamais cessé et ne cessera jamais, espère-t-on, de « tenir le pas gagné », d’aller puiser là où le travail humain – il faudrait trouver un autre mot pour son « travail » – devrait toujours aller puiser. L’attention, la contemplation qui donnent des fruits gorgés de sucre.
G. est l’antithèse de la distraction, et un oeil qui serait pourtant de ce calibre-là, serait lui aussi apaisé par les huiles essentielles de son être, même quand il peint à l’acrylique !
G. est dans l’attente, un mélange concentré de patience et de persévérance.
Chaque jour est un nouveau jour. Chaque jour, il cueille une nouvelle fleur au soleil levant, comme une fleur cueillie une seule fois et qui ne fanera jamais.
Max Méléquet